Irene Albers
Images sans mémoire · Réflexions sur un Phautoportrait
L’esprit « ouimpo » de l’Abécédaire
Si, selon le Dictionnaire de l’Académie française, un « abécédaire » est un livre où l’on apprend les rudiments de la lecture à partir des lettres de l’alphabet », l’Abécédaire de Jeanne Fredac appartient au genre des abécédaires ludiques, des vocabulaires dérisoires et anti-dictionnaires destinés à désapprendre les lieux communs et les topiques culturelles. La suite des lettres de l’alphabet est une pure convention, qui impose un ordre artificiel et arbitraire. L’alphabet n’a pas de « sens ». L’ordre des choses est soumis à l’ordre insensé des lettres. Les mots généralement choisis pour servir d’exemple — A comme âne, B comme bateau, C comme carotte, D comme dromadaire, E comme écureuil et ainsi de suite — doivent êtres simples, concrets et bien illustrables. Les images qu’on trouve dans les abécédaires ne sont que des illustrations littérales des objets qui aident les élèves à retenir les lettres ou les enfants à apprendre les mots (dans le cas des imagiers photographiques à l’usage des touts petits). La dérision de ce modèle pédagogique a une longue tradition. Qu’on pense aux surréalistes et oulipiens, au Dictionnaire des idées reçues (1879) de Flaubert, à Glossaire, j’y serre mes gloses (1939) de Michel Leiris, au Devil’s Dictionary d’Ambrose Bierce (1911), aux listes de Georges Perec et à l’autoportrait alphabétique de Roland Barthes: il s’agit toujours de subvertir les relations établies entres les lettres, les mots et les idées.
Le cas de Leiris est particuliérement instructif pour ce que propose Jeanne Fredac: Dans Glossaire, j’y serre mes gloses et Mots sans mémoire (1969), l’écrivain et ethnographe surréaliste crée le paradoxe d’un dictionnaire individuel, d’un idioglossaire: il prend pour point de départ « les mots qui me séduisaient » (Langage tangage ou Ce que les mots me disent, Paris: Gallimard 1985, p. 121) pour leur donner une définition nouvelle. Si le dictionnaire normal inventorise la mémoire collective du langage, enseignant l’usage et la signification des mots, Leiris invente les significations à partir de jeux de langage. Avec son « plaisir de déranger le langage » (p. 145) il libère les mots et les lettres pour les rendre disponible à un investissement personnel. Le but n’est pas une meilleure « expression » de soi, mais un jeu à la recherche de sa règle et une expérience dont il est lui-même l’observateur: « sécouer les dés de la parole comme un cornet pour en faire jaillir des idées au lieu de les employer à l’expression de pensées préexistantes » (Leiris, Biffures — La Règle du jeu I, Paris: Gallimard 1948, p. 274). L’entreprise de Jeanne Frédac correspond à cette démarche tout en la doublant d’une recherche non pas linguistique mais photographique, une recherche sur les rapports entre les mots et les images en tant que représentations d’un MOI. Comme Leiris, elle semble s’intéresser à un certain « gauchissement » des règles, à l’altération des rapports entre langage et photographie.
En travaillant à partir d’une liste de mots qu’elle avait aparemment établi auparavant, Jeanne Fredac s’est soumis à un jeu: faire la photo qui « correspond » au mot. Dans l’esprit d’Oulipo — auquel elle se réfère dans l’entrée « Ouimpo » — mais aussi dans l’esprit des recherches de Sophie Calle, elle utilise la « contrainte » comme moteur créatif, aussi créatif que le foisonnement végétal des feuilles de fougères que l’on voit dans la photo correspondante (p.##). Son Abécédaire doit être un « Ouvroir d’images potentielles » (« Ouimpo »), un des soi-disant « Ou-X-Po » conçus par François Le Lionnais et Raymond Queneau. On pourrait proposer l’ouvrage au groupe qui se destine particulièrement à la photographie, « Ouphopo » (depuis 1995): « la photographie par la contrainte est la recherche spécifique de l’ouvroir », peut-on lire sur la page web officiel de ce groupe (www.ouphopo.org). Mais à la différence de cette photographie ludique et aussi à la différence de ce que pratique une communauté virtuelle sur le site « l’ABCdaire photo » , L’Abécédaire de Jeanne Fredac ne se limite pas à un exercice de style abstrait, car il y a une « trame », la trame d’un autoportrait. Cela nous incite à comprendre la construction ludique de la situation de départ — choisir un mot pour chaque lettre de l’alphabet pour prendre 26 photos — dans le cadre d’une recherche autobiographique où le jeu est censé produire quelque chose qu’on ne peut pas simplement reproduire: son « portrait ». La sélection des mots et des images est donc motivée: tout comme chez Leiris on est invité à supposer que Jeanne Fredac a choisi des mots « séduisant » pour les mettre en rapport avec ses photographies. Le jeu — sans manquer d’un humour dont on voit les effets sur les « zygomatiques » dans la dernière image — est sérieux et l’expérience doit être cruciale, elle doit révéler quelque chose sur un « moi » qui refuse de se mettre à nu tout simplement. Ouvrons donc cet ouvroir.
L’autoportrait au miroir: « me dire en vingt-six mots et photographies »
A comme « Autoportrait »: un genre, de peinture, de littérature et, bien sûr, de photographie, le genre de l’autoportrait du photographe. Il y a peu de photographes connus qui n’ont pas contribué à ce genre. L’autoportrait n’est jamais innocent, trop de modèles s’imposent. Jeanne Fredac a trouvé une solution convaincante et sympathique. Elle choisit la variante classique « au miroir » (cela rappelle, entres autres, les autoportraits d’Ilse Bing [1931] et de Gisèle Freund [1935, 1950]), mais sans montrer l’appareil enregistreur qui est posé sur une petite table hors champ ce qui fait que la vision de l’appareil ne remonte pas à ses yeux mais à un autre endroit: il y a donc un décalage entre son regard et la vue de l’appareil, décalage bien pensé qui souligne qu’au cœur de l’autoportrait il y a quelque chose qui ne n’appartient pas à son « auteur ». En appuyant sur le déclencheur, elle photographie ce qu’elle ne voit pas, mais ce que « voit » la caméra. En plus, cet autoportrait montre trois miroirs se reflétant infiniment entre eux dans un espace fermé et étroit. Ainsi, nous entrons dans un jeu de miroirs, où la photographie sert à enregistrer la multiplication des images de soi, à confronter les différents points de vue (de face et de derrière) et non pas à totaliser une « identité » préconçue ou pré-existante. Il y a dans cet Abécédaire d’autres autoportraits au miroir (je pense à celui de « Joker » dans le hublot de la machine à laver ou à celui de « Solitude ») où la surface miroitante détruit ce qu’elle reflète, où on ne reconnaît presque plus celle qui tient la caméra. Jeanne Fredac pose comme un sujet en fuite, elle apparaît pour disparaître. Elle ne se laisse pas guider par le souci de ressemblance. Au lieu du miroir narcissique, de la photo qui sert à se flatter et à s’aimer soi-même, elle utilise les miroirs pour montrer la prolifération d’un moi qui se soustrait à la représentation. Et il y a toujours du ludique au centre de cette entreprise sérieuse: Jeanne Fredac, avec la posture de son corps et de ses bras, semble se transformer dans la lettre « A », incarnant le graphisme. Un sujet qui sort du « stade du miroir » pour entrer dans l’ordre symbolique du langage. L’identité n’est pas une image.
À partir ce cette première image, je propose de lire tout l’Abécédaire comme un autoportrait. Dans la tradition littéraire de l’autoportrait, ce dernier s’est toujours opposé à l’autobiographie, au genre de l’aveu, de l’exhibitionnisme, de la narration continue d’une « vie », de même que Jeanne Fredac s’oppose à « l’exposition pornographique de soi qui se multiple sur les sites internet » (et s’en moque avec sa photo « X » qui présente les mamelles chevelues d’une chèvre). Si dans « MySpace », la confession et le désir d’authenticité dominent, l’autoportraitiste (des Essais de Montaigne au Roland Barthes par Roland Barthes et à l’Abécédaire de Gilles Deleuze) montre un moi qui ne s’appartient pas; il se (dé-)constitue en s’appropriant les lieux communs et les ordres thématiques que proposent la culture et la langue. Dans L’Abécédaire de Gilles Deleuze (1988/1996), le philosophe s’est soumis au jeu que lui avait proposé son ancienne élève et amie Claire Parnet: un interview filmé sur 26 thèmes dans l’ordre alphabétique de « A comme animal » à « Z comme Zigzag » en passant par « K comme Kant » et « Q comme Question ». Le miroir du sujet est aussi un miroir du monde et vice versa. L’autoportraitiste n’a rien à cacher ni à avouer. Michel Beaujour dans Miroirs d’encre (Paris: Seuil 1980) donne la description de la forme caractéristique de ce genre: Selon lui, la cohérence de l’autoportrait est constituée « grâce à un système de rappels, de reprises, de superpositions ou de correspondances entre des éléments homologues et substituables, de telle sorte que sa principale apparence est celle du discontinu, de la juxtaposition anachronique, du montage ». (p. 9) Dans l’Abécédaire de Jeanne Fredac, la juxtaposition et le montage concernent deux médias très différents, elle crée un autoportrait intermédial qui est en même temps minimaliste au lieu d’être bavard: tout est dans les vingt-six mots et les vingt-six images. Tout et rien.
L’ordre des mots
La première question qui s’impose est donc celle du choix des mots, car c’est bien le choix des mots qui se trouve au tout début de cette entreprise. La forme de l’abécédaire demande pour chaque lettre de l’alphabet le choix d’un mot exemplaire, d’un mot emblème. Il y a des jeux psychothérapeutiques qui procédent de cette manière: prendre l’alphabet pour point de départ et chercher des mots auxquels on s’identifie, qui semblent dire un moi caché, profond, afin de libérer un inconscient enseveli. Dans ce cadre de « l’autoportrait abécédaire » dans un « Atelier d’écriture » qu’on trouve sur internet, il s’agit de mettre « un mot qui me symbolise, qui me parle » ce qui génère des listes comme « A comme Amour, B comme Bébé, C comme Cœur, D comme Douce, E comme Émotions…P comme Pleurs…Z comme Zen. » On voit tout de suite le piège: cela invite à tomber dans le pire assemblage de clichés. Au lieu de « symboliser » un moi, cela aboutit à devenir une liste d’idées reçues que Flaubert aurait aimé. Chez Jeanne Fredac, par contre, le choix des mots n’est pas si facilement déchiffrable. Un choix qui se veut acte et jeu, et non pas « expression ». La liste est systématiquement incohérente:
Autoportrait, Banlieu, Complicité, Désir, Évasion, Force et Faiblesse, Germain, Harakiri, Insomnie, Joker, Kafkaiën, Légende, Mouvement, Napolitain, Ouimpo, Passion, Quand?, Rage, Solitude, Travail, Urgence, Vagabonde, Walhalla, X, Yéti, Zygomatiques
Cette liste mélange le concret (pourtant très peu de concret) et l’abstrait, mots et noms, banalité et rareté, substantifs et adjectifs, et elle contient des mots à double sens, des mots étrangers, des néologismes et des mots scientifiques. On pourrait se prêter au jeu, et en faire des phrases ou chercher un système, un ordre caché brouillé par l’ordre alphabétique. Un structuraliste y verrait peut-être des champs sémantiques comme « lieux et pays » — l’Italie (« Napolitain »), L’Allemagne (« Walhalla », « Germain » dans le sens « allemand ») et la France (« Banlieu ») — champ qui s’accouple avec « Vagabondage » et « Évasion » et avec le champ sémantique « émotions, domaine affectif de l’individu » (« Complicité », « Désir », « Force et Faiblesse », « Passion », « Rage », « Solitude », « Zygomatiques »). Mais (sans être faux) cela est loin de « symboliser » une vie vagabonde entre Paris, Berlin et Naples (et l’Auvergne) ou un individu particulièrement passioné. Restons-là: La logique du choix résiste à l’analyse, et probablement aussi à la psychanalyse. Il faut s’y prendre autrement. La liste des mots correspond à une expérience ludique qui produit les fragments d’une identité au lieu de la reproduire. L’important ce sont ici les effets engendrés par le choix des mots. En outre, ce procédé confronte le lecteur avec sa propre curiosité envers ce que les mots isolés et les images ne peuvent que cacher, avec son désir de découvrir dans cet « autoportrait » autre chose que ses propres projections. Et si Jeanne Fredac n’avait choisi les mots en fonction de leur potentiel de l’animer à prendre des photographies? Du côté d’Ouimpo tout est possible.
L’ordre des images
Si on regarde la suite des photos sans considérer les lexèmes correspondants, on fait face, comme au niveau des mots, à un ensemble très hétérogène bien qu’on puisse, au niveau référentiel, identifier des groupes d’images et essayer de les classer: Ainsi on y trouve un groupe d’images urbaines (« Banlieu », « Desir », « Germain », « Insomnie », « Légende », « Napolitain », « Quand? », « Vagabonde ») qui montrent surtout Paris et Berlin (et Naples). Ces lieux urbains s’opposent aux lieux qui dénotent le rural (« Évasion », « Ouimpo » avec le panneau de Valcivières/Auvergne, « Urgence »). Les images d’animaux (la vache et le chèvre dans « Force et Faiblesse » et « X ») font aussi partie de cet ensemble rural. Sur un autre ensemble d’images on voit des gestes (rouler une cigarette dans « Kafkaien », écrire dans « Mouvement », rire dans « Zygomatiques »). Il y a peu de portraits à proprement dire dans l’Abécédaire, à l’exception du portrait (irritant) de la femme autodestructive de « Rage », de l’homme-Yéti vu de derrière et des femmes riantes de la dernière image du livre, de la femme qui roule la cigarette: chaque fois, il s’agit de portraits mutilés, coupés, partiels, sans souci de ressemblance. On y reconnaît une tendance à faire voir l’acte photographique, la coupe temporelle et spatiale. Cette autoréflexion s’affirme dans la série d’images qui montrent des surfaces miroitantes (« Autoportrait », la machine à laver de « Joker », le miroir de « Solitude »), et surtout dans les images où le référent n’est pas facile à identifier (« Walhalla »), même énigmatique (« Passion »: entrée d’un tunnel? Goutte d’eau sur un miroir?) et dans les images d’écriture (les cahiers de « Mouvement » et de « Harakiri »). Les photos ne sont que des fragments de la « vie » de l’auteur, de ses rencontres, des traces matérielles des endroits où elle est passé pendant ce jeu dont l’Abécédaire documente le résultat.
L’impression de l’hétérogène résulte aussi de la facture des photographies: on y trouve côte à côte des images floues et nettes, des instantanés et des poses, des manipulations techniques (comme la double exposition de « Complicité » et « Ouimpo ») et des images « directes », des images uniques et des séries (« Vagabonde »), des photographies de nuit à la Brassai (« Désir », mais surtout les images de Berlin: « Germain », « Insomnie », « Légende », « Quand? ») et des compositions abstraites, des reminiscences de la Nouvelle Vision (Walhalla) et de la photographie « subjective » (« Urgence » qui semble reproduire l’image célèbre d’Escher qui montre le champ de vision), etc. S’il y a quand-même une unité formelle, elle vient de la pratique du noir et blanc, de la photographie analogue au temps du digital. Cela n’est pas sans rappeler l’esthétique de la « fotopovera » à partir des années 1980 par exemple chez Robert Frank ou Bernard Plossu qui met en cause une photographie trop figée dans les règles de « qualité » et de « maîtrise technique ». On peut associer le style de Jeanne Fredac à cette tendance, elle a aussi à d’autres occasions travaillé avec des appareils qu’elle a fabriqué elle-même, pour produire des images volontairement « défectueuses », des erreurs, autrement dit: des découvertes visuelles, des tentatives exploratoires. Ainsi, dans l’Abécédaire, au lieu de l’unité d’un « style », ce qui compte, c’est l’unité de la démarche, de l’esprit d’expérimentation de la situation de base: une lettre génère un mot qui génère une image. Le tout étant destiné à constituer un autoportrait. Comme si toutes ces photographies étaient des autoportraits de Jeanne Frédac, fût-elle hors cadre. Qu’est-ce qui se passe entre les lettres, les mots et les images? Encore une fois, il faut entrer dans ce jeu de cache-cache, s’y prendre pour s’y perdre.
Entre les mots et les images
Quand on compare la série des mots et la série des images, on voit tout de suite qu’au niveau des images rien ne correspond au groupe des mots affectifs. La majorité des lexèmes sont abstraits, dénotent des concepts, des idées, donc des entités qui ne se représentent pas dans une image. Comment illustrer « Passion », « Désir », « Urgence », « Kafkaien » avec des images qui sont toujours iconiques ou au moins traces d’un réel? Et il faut rappeler que le procédé ne consiste pas à mettre une légende « abstraite » à une photographie qui existe déjà (pour la mettre sur un autre plan, lui donner une signification au-delà du référent iconique), mais de trouver une image qui puisse « illustrer » ou « définir » ces mots abstraits qui ne représentent pas le monde sensible. De la même manière que Leiris a cherché une autre définition pour glosser un mot, les photographies de Jeanne Fredac cherchent à conférir une nouvelle signification au mot, à fausser au « gauchir » le sens commun: « images sans mémoire ». L’Abécédaire n’a rien d’un album de photographie qui sert à conserver la mémoire (familiale ou individuelle). Cela n’est pas sans transformer la photographie qui sert ici à produire (au lieux de « souvenirs ») des métaphores. Denis Roche dans les entretiens avec Gilles Mora La Photographie est interminable (Paris: Seuil, 2007) parle de son désir de « réintroduire dans la photo quelque chose qui relèverait de la métaphore. » (p. 84) Il cite la définition de la métaphore du Petit Robert: « Procédé de langage qui consiste à employer un terme concret dans un contexte abstrait par substitution analogique, sans qu’il y ait d’élément introduisant formellement une comparaison ». Dans ses propres travaux, il introduit « de l’abstrait dans un contexte concret » (p. 85) à travers l’intégration de reflets (de vitres, de miroirs, brisures, dislocations, etc.) dans ses photographies. Dans L’Abécédaire, par contre, les métaphores naissent de la conjonction d’un mot abstrait et général (Désir, Passion, Solitude, Urgence, etc.) et d’une image concrète et individuel, comme si ce que l’image montre était la visualisation concrète du concept: mais dès qu’on essaie de verbaliser ces analogies — « le désir est un canal souterrain » ou « L’évasion est une porte qui s’ouvre » — cela ne fonctionne plus, car l’image qui est censé « définir » le mot ne se laisse pas réduire à ce que disent les mots. On pense à ce que Roland Barthes dit de la relation paradoxale entre langage et photographie: tandis que la photo « ne sait dire ce qu’elle donne à voir » (La Chambre claire, Paris: Seuil 1980, p. 156), le langage ne peut pas prouver ou montrer ce qu’elle dit (cf. p. 134). De cette manière, la combinaison du lexème et de la photographie dans l’Abécédaire produit un va-et-vient entre deux espaces associatifs. Le lecteur est pris au jeu de ses propres désirs, pris au piège d’un puzzle sans solution. Le petit dictionnaire alphabétique nous enseigne l’idiome de Jeanne Fredac sans nous livrer les clés qu’il faudrait pour le comprendre comme autoportrait. Ainsi son œuvre propose un jeu qui peut être réinvesti par tout lecteur potentiel non dans son contenu (qui est bien individuel) mais dans ses règles.
Naples
« A Naples, il ne faut jamais croire qu’il n’y a que ce qu’on voit. » Jeanne Fredac
Dans son texte « L’œil de la seiche », Jeanne Fredac compare Naples à une orange: « Avant de la déguster, il convient avant tout d’en regarder le sens et de choisir le bon, puis il faut en taillarder l’écorce assez profondément, mais sans effleurer de la lame l’ultime peau translucide qui protège la pulpe d’un épanchement inutile, puis l’éplucher, ne lui laisser comme rempart que ses dessous diaphanes, détailler ses quartiers un à un, les croquer sans retenue l’un après l’autre, laisser leurs différentes saveurs — ils ont chacun la leur –, se mélanger dans votre bouche, l’acidulé envelopper le sucré avant de jouter avec l’amer dans une farandole où les contrastes se succèdent et les rôles s’interchangent. » (L’Occhio della seppia. Les mystères de Naples, texte et photographies de Jeanne Fredac, Naples: L’Insomniaque 2002, p. 23) Dans cette description on reconnaît un souci de ritualiser les actions les plus quotidiennes. Ce n’est pas un hasard, que ses images de Naples documentent sa fascination pour les processions et la religion populaire. Dans L’Occhio della seppia, on peut aussi lire en creux un portrait d’elle même dans le miroir de cette ville insaisissable, tragique et comique, antique et moderne, où le sacré et le profane se frôlent dans le grand théâtre de la rue. Si Jeanne Frédac a pris soin de s’approcher à Naples avec sa caméra comme si cela correspondait à ce rituel délicat de taillarder et manger une orange, dans son Abécédaire elle s’approche à elle-même pour faire un autoportrait photographique, avec les mêmes précautions et le même soin de se soumettre à un ensemble de règles rituelles. Faute de faire partie d’une communauté qui pratique les rites qu’elle a pu photographier à Naples, elle s’est inventé son propre rituel profane: le jeu du phautoportrait alphabétique, avec ses contraintes et sa règle de base. Pour résumer, je dirai que son livre est à voir dans le cadre d’un art photographique qui independamment de ses qualités esthétiques indéniables fait partie de l’art de la « performance » et de la mise en scène de l’acte photographique. Dégustons enfin cette orange selon les règles que Jeanne Fredac nous propose.
6.Cf.http://ateliers.psychologies.com/ateliers.cfm/archives/170/5/Abecedaire.html
7. Cf. Philippe Dubois, L’Acte photographique et autres essais, Paris: Nathan 1990.
8. Cf. le livre de Clément Chéroux, Fautographie – Petite histoire de l’erreur photographique, Paris: éditions Yellow Now 2003.
9. La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris : Le Seuil, 1980, p.156.
10. Ibd, p.134.
11. L’Occhio della seppia. Les mystères de Naples, texte et photographies de Jeanne Fredac, Naples : L’Insomniaque, 2002.